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Musique traditionnelle Mafa (4e partie) : le zovaɗ 

Credit: Video de Moussa Moudoua – Source: https://www.youtube.com/watch?v=qlc1pX1YXtU

Tout au long de son histoire, le peuple Mafa a navigué maintes eaux troubles du fleuve existentiel. Mais, de toutes les adversités rencontrées, la famine se dessine nettement comme la plus redoutable. Les causes de ce fléau sont diverses (Cf. Seignobos « Aliments de famine » in Seignobos et Iyébi-Mandjeck (2000 :111). La famine est parfois d’origine humaine. À plusieurs reprises, les Mafa ont fait face à des envahisseurs qui se sont directement attaqués à leurs récoltes ou les ont forcé à abandonner les travaux champêtres à des moments critiques. En se réfugiant stratégiquement dans les zones montagneuses et en modifiant conséquemment ses techniques agricoles, le peuple Mafa a réussi à minimiser de tels risques. Laborieux et résilient, il s’est forgé une économie de résistance. La pathologie végétale fit des ravages, mais son impact fut largement réduit grâce à l’alternance biennale entre le daw-daw-á-geɗ (sorgho) et le ntəmas (mil à chandelle connu aussi sous divers noms, dont « petit mil », « mil perle » ou « mil pénicillaire »). 

Toutefois, l’ingéniosité et la résilience des Mafa ne suffisaient pas pour affronter les géants que représentaient les invasions des criquets, les dévastations des chenilles ou les aléas climatiques du fait de l’irrégularité des pluies.  En outre, les premiers mois de la saison pluvieuse sont souvent les plus durs, car ils correspondent à l’épuisement des réserves de mil, toute l’alimentation reposant sur une récolte annuelle. Dans un tel contexte, il est fort compréhensible qu’une explosion de joie accompagne le zovaɗ, la saison des prémices, plus précisément la maturité du mil.  

Certaines sources écrivent le terme « zovaɗ » autrement. Elles le transcrivent « závaɗ ». Le Lexique Mafa a opté pour cette dernière forme (Barreteau et LeBléis, 1990 :394). Cependant, la première formulation, qui est aussi celle retenue par Müller-Kosak (2003 :369), est plus proche de la prononciation originelle. Il reste maintenant à préciser le mois exact pendant lequel il est célébré.  Martin (1970 :19) le place au mois de novembre. Mais, en réalité, il est difficile d’être dogmatique là-dessus, car ce n’est pas tant le mois qui guide le zovaɗ mais la maturité du mil. C’est ainsi que certaines années, la célébration peut se faire un mois plus tôt.  C’est peut-être ce qui a conduit Lavergne à procéder prudemment en plaçant les mois de məsəla (octobre), heɗek ɗiya (novembre) et heɗek mənda (décembre) sous la coupole de zovaɗ  (1990 :70).

Le zovaɗ est une véritable fête car il annonce une bonne récolte, gage de victoire sur la faim. C’est précisément ce qui en fait l’une des musiques les plus sonores, athlétiques et joyeuses du peuple Mafa. Le vocable zovaɗ est en fait un mot composé de zo ou zá (montagne)et vaɗ (nuit). Cela révèle indirectement la genèse de cette musique. À l’origine, elle se jouait fort probablement dans la nuit, au clair de lune, et dans les montagnes pour célébrer la joie des prémices.  Ainsi, la joie était manifeste, mais de manière quelque peu réservée. En effet, il faudrait attendre les récoltes proprement dites pour que la joie atteigne son point culminant avec, à la clé, le n’gwolala (la fête). Bien entendu, la musique du zovaɗ était aussi la bienvenue de jour, car la période de répit située entre le dernier sarclage et la récolte s’y prête bien. 

Contrairement à la fête des prémices dans la tradition juive (Cf. Ex. 23 :14-16, Nom. 28 :26, Ex. 34 :22), le zovaɗ n’a pas une dimension religieuse et n’est rattaché à aucun rite sacrificiel. C’est plutôt la manifestation publique et musicale d’une allégresse communautaire.

L’un des traits distinctifs du zovaɗ est la prédominance du shingelek (flûtes à cornes). Les flûtes traditionnelles du peuple Mafa sont parmi les plus merveilleuses du monde. Elles se jouent en multiple de sept. Chacune d’entre elles a un nom et correspond à une note musicale unique. Ainsi, pour qu’un jeu de flûtes soit valable, il doit comporter les sept flûtes suivantes, dans l’ordre de succession musicale : ndèsh, gwala, zara, vokom, cegem, mbekem et tolom.

Ces noms peuvent varier d’une localité à une autre. C’est ainsi que Fritz (2009 :171), dont la recherche doctorale a porté sur les flûtes mafa, les nomme différemment, de la plus petite à la plus grande : chechega, paleyga, mbegue, maill, gsa, tcegem, et mdegem.

Source: Fritz, 2009 :171.

Nous remarquons que seul le cegem conserve sa place sur ces deux listes. Cependant, le nombre de flûtes est identique.

Gaimatakwan Kr Dujok (2007) présente une classification qui, sans respecter nécessairement l’ordre musical, a le mérite de faire ressortir le contraste entre deux villages précis:

Nous observons que même pour des localités aussi proches que Midré et Mandaka, il n’y a que deux appellations similaires: zara et cegem (tchéguem). L’académie Mafa devrait procéder à un travail d’harmonisation dans l’avenir.

Néanmoins, il est intéressant de retrouver invariablement sept flûtes sur chaque liste. A la base, il y a donc sept flûtistes. En fonction de la disponibilité des joueurs, il y aura 7, 14, 21 ou 28 flûtistes respectant scrupuleusement le rythme ambiant. Quand le nombre de flûtistes atteint un minimum de 14, les notes sont plus enrichies, car les musiciens incorporent automatiquement une note qui joue le rôle de transition entre une flûte et la suivante. Le résultat est une merveille encore sous-exploitée en ethnomusicologie. 

Source: Fritz, 2009 :171.

 Le moins qu’on puisse dire est qu’il débouche sur une harmonie qui laisse rêveuse la gamme pentatonique du ganzavar (la harpe Mafa) dans laquelle plusieurs spécialistes ont, à tort, tendance à enfermer la riche et dynamique musique mafa. 

Notons, en passant, que les Mafa ont une autre flûte solitaire, appelée zlewete, que les jeunes en âge de mariage jouent à l’approche de la saison pluvieuse pour courtiser les filles au moment de la cueillette des légumes. Il s’agit, entre autres, d’une « herbe à sauce » appelée mendjewel qui pousse généreusement en cette saison-là (bəgədza). Rekedai (2023) donne une liste plus exhaustive de ces légumes: « En plus de mendjewel, il y a le metehéɗ, le ngrew, le mokoyom wacak, le malama… » 

L’autre trait caractéristique du zovaɗ est sa polyvalence. Il peut se jouer dans un lieu fixe (place du marché ou lieu de rassemblement du village), mais aussi en se déplaçant d’un point à un autre, voire d’une localité à une autre. Voilà pourquoi il est souvent accompagné par le tambour d’aisselle (dezlézléo) quoique le tamtam (ganga) ne soit pas interdit à cette occasion. Les autres instruments de musique moins encombrants comme les castagnettes et les cymbales sont acceptés. Il convient de préciser que le n’gwolala, qui est un prolongement naturel du zovad, suit la même logique, à quelques variantes près.

La danse elle-même est spontanée. Toutefois, le mouvement dominant est celui du bas vers le haut. En outre, contrairement au houdok traditionnel, le milieu du cercle est réservé aux hommes. Les femmes dansent en périphérie tandis que pour le Houdok, c’est l’inverse. La raison est pratique. Rekedai (2023) la précise en ces termes: « Les hommes entourent les filles à la conquête desquelles ils partent en brandissant sur leur tête leur bâton de danse et autres gadgets préparés pour la circonstance. » À cela il faudrait aussi associer une raison sécuritaire car le houdok se danse à la fin de la saison sèche et exclusivement la nuit, au clair de lune. Or, à cette période de l’année, le paysage est dénudé et les villages sont plus vulnérables aux attaques.

Par ailleurs, le houdok n’a qu’une mélodie consacrée, mais le zovaɗ en a plusieurs. La plus célèbre d’entre elles brille d’ailleurs par sa nature hautement poétique :

N’wele,

N’wele, 

N’wele a kotaɓal Galdala.

N’wele a Magangaɓ Mazaya.

Ta bazlanə tsagi vazak a dem ga.

Ta ndedayə dema’a a mbelawa.

Cette chanson traduit l’immensité de la richesse et du bonheur (car n’wele renferme le concept de la richesse et du bonheur) en pays Mafa. Cette richesse couplée de bonheur est si répandue qu’elle va de Galdala vers Moskota, à Mazaya du coté de Roua. Dans un tel contexte, il est impensable qu’une fille soit maltraitée au point qu’on porte atteinte à sa pudeur et à sa dignité. En d’autres termes, la joie, le partage, le respect mutuel, et la justice sociale doivent régner à tous les niveaux.

Ci-dessous une autre sonorité du zovaɗ en version audio.

Credit: Yves le Bléis

L’artiste est Matasay Laye (Soulédé), de regretté mémoire. D’autres artistes, moins connus, laissèrent aussi un bel héritage musical à leur peuple. Les enregistrements suivants sont édifiants. Ils proviennent respectivement des villages Gouzda, Shugule, Mandaka et Koza.

C’est Yves le Bléis qui enregistra ces chants dans les années 1970. Il les met gracieusement à la disposition du peuple Mafa et de ses sympathisants.

Les contenus des autres chants du zovaɗ sont variés, mais centrés sur la joie de vivre, les excellentes relations humaines, la fierté, la bénédiction, et l’amour entre filles et garçons. Justement, pour ce qui concerne la dimension affective, un fait important mérite d’être relevé. Si la coutume Mafa donne la primeur de la déclaration d’amour au garçon, elle laisse une porte ouverte à la fille quoique de manière plus discrète. Dans ce domaine, le zovaɗ est une aubaine pour les jeunes filles car, comme le relève Tanagued (2023), elles offrent « du mil frais déjà retiré de l’épi et des arachides décortiquées » aux hommes pour lesquels elles manifestent un sentiment particulier. D’ailleurs, elles le font avec art et sourire. À cette occasion, traditionnellement, elles prennent le soin de placer ces cadeaux dans un petit récipient appelé gwa qu’elles fabriquent elles-mêmesIl est tressé à base de la partie supérieure des tiges de mil avec tout le tact et l’application dont les vaillantes filles Mafa sont capables.

La saison du zovaɗ est donc propice pour les fiançailles et le mariage. C’est aussi une occasion en or pour les musiciens en herbe. C’est pendant cette période – parfois légèrement avant- que les enfants s’exercent au jeu de flûtes en façonnant des instruments à base d’argile ou de branches d’annona senegalensis (gonokwad) ou encore de jatropha (magalay ou gwazlavay). À l’occasion, ils esquissent des pas de danse, à la manière des jeunes et des adultes et arborent parfois fièrement des chapeaux de paille qu’ils ont fabriqués eux-mêmes. Décidément, la joie du zovaɗ est positivement contagieuse.

Prof. Moussa Bongoyok

Copyright (c) 2023 

Références

Barreteau, D. et Le Bleis, (1990). Y. Lexique Mafa. Paris : ORSTOM.

Fritz, T. (2009) Emotion investigated with music of variable valence – neurophysiology and cultural influence. [Unpublished doctoral dissertation]. University of Potsdam.

Gaimatakwan Kr Dujok, A. (2007. Chant et histoire chez les Mafa du Mayo-Tsanaga. XIXè-XXè siècle. [Unpublished  Master thesis]. Université de Ngaoundéré.

Lavergne, G. (1990. Les Matakam – Nord Cameroun. Paris.

Martin, J.-Y. (1970). Les Matakam du Cameroun. Paris : ORSTOM.

Müller-Kosak, G. (2003). The Way of the Beer. London : Mandaras Publishing.

Rekedai F. J. (2023, 24 juillet) [Commentaire écrit sur cet article]. https://contributionsafricaines.com/2023/07/23/musique-traditionnelle-mafa-4e-partie-le-zovaɗ/

Seignobos, C. et Iyébi-Mandjeck O. (2000). Atlas du Nord Cameroun. IRD Éditions.

Tanagued, B. (2023, 25 juillet) [Commentaire écrit sur cet article]. https://contributionsafricaines.com/2023/07/23/musique-traditionnelle-mafa-4e-partie-le-zovaɗ/

Support audio-visuel

Source vidéo: Moussa Moudoua

Sources audio: Yves le Bléis

Mafa Modern Music 3: Ndalinga

Crédit:  BABGAI RAPHAEL GUIDEKE / Source: https://www.youtube.com/watch?v=4EsJ4k6ZGqo

The history of Ndalinga dates back to the year 1930 and 1931, dark years in the recent history of the Mafa people. Indeed, for two years, the drought raged. And as misfortune rarely comes alone, the plants were destroyed by two successive invasions of locusts (dzaray). When the wingless locusts arrived, the winged grasshoppers had barely finished their dirty work. Many ethnic groups in the region were victims of famine. The Mafa people were particularly affected after two years without a single harvest. More than one thousand and five hundred people died of hunger (Cf. Iyebi-Mandjek 1993: 4). Hunger and misery forced others into short or long exile for survival. Among them, several disappeared without a trace and swelled the ranks of other ethnic groups.

Eventually, the situation changed, and most of the exiles returned to the Mafa land after this misfortune. They brought back some linguistic and cultural elements of the Fulbe, Kanouri, Mandara, or Hausa countries, to name a few. In this wake, a new music was born: the Ndalinga. Unlike Maray and Houdok, which have set melodies, Ndalanga has several melodies in its musical quiver. As if that were not enough, its style is simplified. It is reduced to a single phrase repeated at will, sometimes for more than an hour at a stretch, to the rhythm of the tam-tam alone. The dance steps are simple. The composition is often spontaneous and accessible to all.

The songs vary according to the inspiration of opinion leaders or courageous people. Their purpose is to let off steam, to praise the merits of an individual, to expose the shortcomings observed in society, to express joy or pain, to decry injustice, to express a wish or any other thought considered helpful at a specific time. Therefore, it is not surprising that Ndalinga music has the most abundant repertoire. There are hundreds of songs composed in this way since 1932 to the rhythm of Ndalinga to the point where the younger generation often confuses Ndalinga and Houdok.

The song we perform in the above audio is just one example of Ndalinga’s sonority. Titled « Ka sau te yam dè? » (Did you drink that in the water?), it laments about a young girl who has conceived out of wedlock, which is a taboo in the Mafa tradition. It dates from the 1980s, and people performed it publicly for the first time in Soulédé.

The most famous Ndalinga song, however, seems to be « Salamander » of which here is the audio from 1976:

Crédit: Yves Le Bléis

In short, the Ndalinga has its place in the mafa musical heritage. However, it should rather be classified in the categories of modern and non-traditional music.

L’histoire de Ndalinga remonte aux années 1930 et 1931, années noires dans l’histoire récente du peuple Mafa. En effet, pendant deux ans, la sécheresse a fait rage. Et comme le malheur vient rarement seul, les plantes ont été entièrement détruites par deux invasions successives de criquets pèlerins (dzaray). Les sauterelles ailées avaient à peine terminé leur sale besogne que survinrent les criquets au stade aptère. De nombreux groupes ethniques de la région furent victimes d’une famine.  Le peuple Mafa fut particulièrement touché après deux années entières sans la moindre récolte. Plus de 1 500 personnes moururent de faim (Iyebi-Mandjek 1993: 4). D’autres furent contraintes à l’exil pour la survie. Parmi elles, plusieurs disparurent sans traces et gonflèrent les rangs d’autres groupes ethniques.

Ceux et celles qui revinrent dans le pays Mafa après ce malheur ramenèrent avec eux quelques éléments linguistiques et culturels du pays Foulbe, Kanouri, Mandara ou Hausa pour ne citer que ceux-là. C’est dans ce sillage qu’une nouvelle musique naquit: le Ndalinga. Contrairement au Maray et au Houdok dont les mélodies sont consacrées, le Ndalanga a plusieurs mélodies dans son carquois musical. Comme si cela ne suffisait pas, son style est si simplifié qu’il se réduit souvent à une seule phrase répétée à volonté parfois pendant plus d’une heure d’affilée au seul rythme du tam-tam. Les pas de danse sont simples. La composition est souvent spontanée et à la portée de tous.

Les chants varient au gré de l’inspiration de leaders d’opinions ou de personnes courageuses. Ils ont pour objectif de se défouler, de vanter les mérites d’un individu, d’étaler au grand jour des manquements observés dans la société, d’exprimer une joie ou une douleur, de décrier une injustice, d’exprimer un voeu ou toute autre pensée jugée utile à un moment précis. Ce n’est donc pas surprenant de constater que c’est la musique Mafa qui a le répertoire le plus abondant. C’est par centaines qu’on dénombre les  chants ainsi composés depuis les années 1932 au rythme de Ndalinga au point où la jeune génération confond souvent le Ndalinga et le Houdok.

La chanson que nous interprétons dans l’audio ci-dessus n’est qu’un exemple de la sonorité de Ndalinga. Intitulé « Ka sau te yam dè? » (Tu as bu ça dans l’eau ?), ce chant déplore le cas d’une jeune fille qui a conçu hors mariage. Or, un tel acte est tabou dans la tradition Mafa. Cette composition date des années 1980 et fut interprétée publiquement pour la première fois à Soulédé.

Le chant du Ndalinga le plus cèlèbre semble cependant être « Salamander » dont voici l’audio qui date de 1976:

Crédit: Yves Le Bléis

En somme, le Ndalinga a sa place dans le patrimoine musical mafa. Cependant, il doit être plutôt classé dans la catégorie de la musique moderne et non traditionnelle.

Prof. Moussa Bongoyok

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